10 mai, 2016
La zone industrielle South Dagon Industrial (Zone 3) de Rangoun est un labyrinthe d'ateliers de métallurgie, de magasins et de petites usines. Personne ne peut dire combien de personnes travaillent ici. Certains parlent de 10.000, d'autres de 20.000.
C'est un antre de chaleur, de poussière et de métal que l'on découpe, travaille, soude et martèle à façon. Il produit des boulons comme des feuillards, des pylônes, des mâts et des tuyaux dans un ode à l'industrie et l'ingéniosité birmanes.
Mais c'est aussi l'image même de la tâche herculéenne qui attend le mouvement syndical naissant de ce pays, sous la houlette de la nouvelle centrale syndicale, la Confédération des syndicats du Myanmar (CTUM), autrefois appelée Syndicats libres de Birmanie (FTUB), qui n'a obtenu sa reconnaissance officielle qu'en juillet de l'an dernier après 24 années d'exil en Thaïlande voisine. IndustriALL compte deux affiliés au Myanmar, tous deux affiliés à la CTUM : la Fédération des travailleurs de l'industrie du Myanmar (IWFM) et la Fédération des travailleurs de la mine du Myanmar (MWFM).
Dire qu'au Myanmar les travailleurs subissent une exploitation impitoyable serait un euphémisme.
Après six décennies d'un régime militaire brutal et de répressions dans ce pays d'Asie du Sud-est autrefois appelé Birmanie, il ne pouvait en aller autrement.
Or, étonnamment, la population - sans doute inspirée par l'avènement de la démocratie qui a suivi la victoire électorale d'Aung San Suu Kyi en novembre dernier - semble heureuse.
Et de fait, Ko Khin Zaw, un ouvrier métallurgiste de South Dagon Industrial, semble se satisfaire de son salaire de 5.000 kyats pour neuf heures de travail par jour, l'équivalent d'un peu plus de 54 $.
"Je gagne assez pour manger et me loger. Oui, ce serait bien d'avoir plus d'argent; mais cela me suffit, je suis heureux", déclare cet homme de 45 ans.
Mes deux fils travaillent aussi. L'aîné, Htein Lin, a 22 ans et gagne 130.000 kyats comme laveur de voitures en ville et l'autre, Lumin Khant, a 16 ans et est métallo ici, comme moi; il gagne 5.000 kyats par jour. Donc, ensemble nous gagnons assez pour nous en sortir."
Or, comme la plupart des travailleurs auxquels j'ai parlé au cours d'une récente mission de quatre jours pour IndustriALL dans la zone industrielle de South Dagon Industrial, Ko Khin Zaw n'a pratiquement aucune notion de ses droits en tant que travailleur ou de ce qu'est le syndicalisme.
Et la santé et la sécurité ? lui ai-je demandé. L'espèce de casque en bambou sans forme posé délicatement sur sa tête le protège sans doute des rayons brûlants du soleil, mais certainement pas de la chute d'une pièce de métal.
Lui a-t-on fourni un casque de sécurité, des gants, des chaussures de travail ? La réponse est "non, non" et encore "non".
Que se passe-t-il si un travailleur est blessé ou tombe malade ? est ma question suivante.
"Oh, le patron s'en occupe", répond-il sur un ton péremptoire.
Les rues où habitent les ouvriers métallurgistes sont jonchées d'immondices. Les ordures s'entassent aux extrémités de chaque ruelle, en attente d'être enlevées. L'odeur putride de végétaux en décomposition, d'excréments humains, et même d'animaux morts pollue l'air.
Les moustiques prolifèrent dans des flaques d'eau stagnante. Les maisons des travailleurs sont des cabanes faites de tiges de bambou et de roseaux tressés pour le toit, ou de tôles récupérées et parfois même de feuilles d'amiante.
Des jeunes enfants jouent au milieu des détritus. Les femmes s'occupent du ménage, lavent les vêtements, balaient, cuisinent au bois ou au charbon de bois en attendant le retour de l'homme en fin de journée.
Le bruit sourd et omniprésent des machines traverse la clôture d'enceinte de la zone industrielle.
Ceux qui ont l'électricité se sont branchés illégalement sur des lignes aériennes proches. Quelques échoppes proposent à la vente un misérable assortiment de fruits et légumes.
Les distractions, s'il en est, se limitent à la télévision dans un grand "tea shop" à ciel ouvert qui sert du thé, du café, des boissons sans alcool, du riz frit et des nouilles.
Le travail des enfants est largement pratiqué à South Dagon Industrial. Tous les jeunes travailleurs auxquels j'ai parlé m'ont dit avoir 16 ans, une coïncidence à peine croyable.
L'un d'eux a finalement admis avoir 12 ans.
Kyaw Zaw Hein m'a raconté qu'il va à l'école le matin, pendant cinq heures, puis qu'il vient à l'atelier quatre heures par jour, pour à peine plus de 2 $ par pause.
"Je veux tout apprendre sur la mécanique. Je préfère cela à l'école. J'écris très mal et le professeur est tout le temps sur mon dos. Je suis mieux ici, au travail," m'a expliqué ce jeune travailleur.
Auparavant, j'avais vu le propriétaire de l'atelier, Sein Myint, tenter subrepticement de soustraire l'enfant à l'œil de l'appareil photo avant de reconnaître que "les familles les envoient ici pour apprendre le métier. À 18 ans, ils seront ouvriers qualifiés. C'est tout ce qu'elles demandent."
Partout dans la zone industrielle, j'ai vu des dizaines d'enfants à l'ouvrage, travaillant comme des adultes.
Soe Min Hewe était installé sur le trottoir, pulvérisant des pièces de machine avec une peinture toxique, sans gants, ni lunettes, ni masque.
Moe That Mying, le visage barbouillé de crasse et de graisse, marchait pied nus au milieu d'un fatras de chalumeaux oxhydriques allumés, d'énormes presses et des chocs assourdissants du métal contre le métal.
"La santé et la santé est un gros, gros problème, comme vous l'avez vu", me dit le Président de la CTUM, Maung Maung, un géologue de formation de 63 ans.
"Nous avons déjà aidé à créer 650 sections locales. Mais nous savons qu'il reste énormément à faire.
"Nous nous sommes relativement bien implantés dans les grandes entreprises industrielles, mais il est beaucoup plus difficile d'organiser ces petits ateliers. On a beaucoup mis l'accent, trop peut-être, sur le secteur de la confection.
Le ministère du Travail ne dispose que de 70 inspecteurs et on ne peut pas se concentrer sur une seule industrie uniquement. Les conditions régnant dans ces ateliers me rappellent celles de la Thaïlande il y a 20 ans.
"Soixante années de dictature ont produit une main-d’œuvre docile et soumise qui fait ce qu'on lui dit de faire et ne sait même pas qu'elle a des droits."
Annie Adviento, la Secrétaire régionale d'IndustriALL en Asie du Sud-est, déclare :
Le travail dans les zones industrielles du Myanmar est difficile et dangereux et les conditions de vie y sont terribles. Des années de répression ont fait que beaucoup de travailleurs acceptent cette situation. Nos affiliés se battent pour montrer aux travailleurs que ce n'est pas une fatalité, et IndustriALL les soutiendra jusqu'au bout. Ces travailleurs méritent la sécurité et la dignité au travail.
Récit de David Browne à Rangoun