15 janvier, 2019Le pouvoir des entreprises mondialisées va au-delà de tout ce que nous ayons jamais vu. Certains appellent cela le triomphe des compagnies multinationales. Les limites du pouvoir et de la volonté des gouvernements nationaux à faire rendre des comptes aux entreprises pour leurs effets négatifs sont clairement visibles pour tous. Les entreprises mondialisées donnent des coups de canif dans le contrat social, la perception que nous avons que pour pouvoir fonctionner en société, les entreprises adhèrent à certaines règles dans l’intérêt de leurs salariés et du public au sens large.
Texte: Jenny Holdcroft
La notion même de qui leurs travailleurs et travailleuses sont, s’est disloquée, enfouie dans le labyrinthe des couches superposées de sous-traitance, d’externalisation et d’agences prestataires au sein de la chaîne d’approvisionnement, tout cela conçu pour permettre aux entreprises d’échapper à leur responsabilité envers les salariés qui contribuent à leurs bénéfices.
Il n’est pas étonnant que les appels à davantage de contrôle et de réglementations des multinationales sont de plus en plus forts. L’auto-régulation, soutenue par des compagnies qui font des audits sur les performances en matière de droits de l’homme, a perdu toute crédibilité, dès lors que la pléthore de mécanismes de déclarations volontaires qui les étayent sont incapables de convaincre que les droits des travailleurs sont respectés.
Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies (PDNU), ratifiés par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en 2011, fournissent le premier cadre concernant la responsabilité des multinationales soutenu par l’ONU. Il y a un large soutien pour les PDNU sachant qu’ils résument ce que la société attend des multinationales. Cependant, ils ne parviennent pas à leur imposer une quelconque forme d’obligation réelle, qu’elles adoptent ou rejettent ces PDNU.
Face à cette situation, 84 gouvernements, soutenus par de nombreuses organisations de la société civile, proposent un instrument juridique pour protéger les gens d’abus en matière de droits de l’homme perpétrés par les multinationales. En juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies s’est accordé pour mettre sur pied un Groupe de travail intergouvernemental pour produire un projet de traité. Le premier projet (zéro) d’un “instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises” a été publié en juillet 2018. Il se concentre moins sur les obligations des multinationales et davantage sur l’accès à des moyens de recours pour les victimes des abus des entreprises. Il ne vise pas à créer ou reconnaître toute obligation directe en termes de droits de l’homme pour les multinationales en vertu de législations internationales, mais créerait des obligations faites aux États de légiférer ou de tenir les entreprises légalement responsables d’abus commis dans le cadre de leurs activités1. Il contient des mesures impératives de diligence raisonnable qui impliqueraient que les gouvernements exigent des multinationales qu’elles identifient leur impact sur les droits de l’homme, le préviennent, l’atténuent et fassent rapport sur la manière dont elle le gère. Mais la façon dont ces obligations seraient suivies et appliquées par les gouvernements n’est pas claire, en particulier en fonction de l’application des droits des travailleurs qui laisse à désirer dans de nombreux pays. Un autre piège potentiel est la manière dont les entreprises seraient tenues responsables des abus au sein de leurs chaînes d’approvisionnement. Les termes utilisés dans le projet font état d’une définition large de la responsabilité, y compris là où l’entreprise “contrôle” les activités ou a une “relation étroite” avec l’entité de sa chaîne d’approvisionnement, ce qui encourage les multinationales à nier ou se soustraire à ce genre de lien2. On peut s’attendre à une forte opposition des multinationales à un tel traité contraignant et ce processus a encore un long chemin devant lui.
En 2016, la Conférence internationale du Travail a tenu un débat tripartite sur le travail décent au sein des chaînes d’approvisionnement. La résolution qui en est sortie appelait le Conseil d’Administration de l’OIT à convoquer une réunion tripartite ou d’experts pour évaluer les échecs qui ont mené aux lacunes en matières de travail décent au niveau des chaînes d’approvisionnement mondiales et considérer quels principes, programmes, mesures, initiatives ou normes sont nécessaires pour y remédier. Cette réunion aura lieu en février 2019. Les syndicats vont continuer à recourir à ce processus pour faire pression en faveur d’une Convention de l’OIT sur les chaînes d’approvisionnement mondiales, bien qu’il sera difficile d’obtenir le soutien des employeurs et des gouvernements en faveur d’une norme qui prévoit une réglementation contraignante pour les multinationales.
En l’absence persistante de réglementation contraignante, les multinationales n’en restent pas moins sensibles aux problèmes qui entachent leur réputation. Le flot d’indignation internationale après l’effondrement en 2013 du complexe Rana Plaza au Bangladesh, qui a coûté la vie à plus de 1.100 travailleurs et travailleuses et en a laissé beaucoup d’autres invalides, s’est fait ressentir dans l’ensemble de l’industrie du textile et de la confection et plus intensément encore auprès des enseignes dont il s’est avéré qu’elles avaient acheté des vêtements fabriqués là. Conséquence directe, la sensibilité pour une enseigne au fait d’être associée à des morts et des mutilations a amené plus de 200 multinationales à signer un accord juridiquement contraignant avec IndustriALL et UNI, l’Accord sur les mesures de sécurité ayant trait aux incendies et aux bâtiments au Bangladesh.
Le fait d’être associé avec d’importantes violations de droits de l’homme peut avoir un véritable impact sur les ventes et sur la valeur en bourse. La pression est la plus forte pour les entreprises qui ont directement le consommateur en face d’elles, mais ce n’est aucunement une garantie qu’elles répondront aux appels au changement. En 2010, Apple a été confrontée à de multiples suicides de travailleurs et travailleuses fabriquant ses iPhone chez Foxconn en Chine, mais en dépit d’articles de presse et de campagnes défavorables, sa réputation auprès des consommateurs n’en a pas souffert (ni ses ventes) et elle est parvenue à se sortir du torrent de critiques. Pour les nombreuses multinationales des secteurs d’IndustriALL dont les marques sont moins reconnues, il y a moins d’occasions d’utiliser la pression de l’opinion pour conduire à un changement de comportement. La demande du marché, des investisseurs et des actionnaires pour davantage de profit l’emportera toujours s’il n’y a pas de pression en sens contraire.
Confronter le capital international
La négociation collective est reconnue de longue date pour être un outil essentiel permettant aux travailleurs d’utiliser leur force collective pour conclure avec les employeurs des conventions qui portent sur leurs salaires et conditions de travail ainsi que pour réglementer les relations de travail aux plans national, sectoriel et des entreprises. Ces conventions fonctionnent parce qu’elles sont contraignantes.
La Convention 98 de l’OIT fait de l’accès à la négociation collective un droit pour tous les travailleurs et la protection de ce droit est une priorité essentielle pour le mouvement syndical international. Mais ce droit ne s’étend pas au niveau mondial. En dépit de preuves évidentes d’un contrôle centralisé des politiques d’emploi des multinationales dans de nombreux pays, cet outil primordial utilisé par les syndicats pour tempérer le pouvoir des entreprises, par le biais de revendications visant à une part équitable pour les salariés, ne peut pas être mis en œuvre pour traiter des activités des multinationales au plan mondial.
Depuis de nombreuses années déjà, les fédérations syndicales internationales ont établi des relations avec les multinationales au plan mondial, la manière la plus efficace étant la signature d’Accords-Cadres mondiaux (ACM). Alors que les entreprises avec lesquelles IndustriALL traite sont parfaitement à même de composer avec des conventions collectives contraignantes au plan national dans les pays au sein desquels elles sont présentes, elles sont beaucoup plus réticentes à conclure de tels accords s’agissant de leurs activités internationales. Une exception notable est l’Accord du Bangladesh.
En présence des stigmates de l’effondrement du Rana Plaza, les entreprises ont été disposées à signer un accord juridiquement contraignant. Une fois qu’un certain nombre de compagnies l’ont fait, il a été plus facile pour davantage d’entre elles d’accepter les mêmes termes. Finalement, plus de 220 multinationales ont signé et rendu leur engagement juridiquement contraignant. De manière évidente, il est plus facile de venir à bout de la réticence vis-à-vis d’accords juridiquement contraignants une fois qu’ils sont davantage répandus et familiers aux compagnies, de la même manière que le sont déjà les conventions nationales. Comme l’a déclaré un représentant des entreprises lors des négociations pour l’Accord du Bangladesh 2018, ’’Si nous concluons un accord, c’est avec l’intention de le respecter, donc pourquoi s’inquiéter du fait qu’il soit juridiquement contraignant ?’’
L’Accord original de 2013 contenait un processus de résolution des conflits avec différents niveaux pour résoudre les divergences entre les fédérations syndicales internationales et les entreprises signataires. Il prévoyait que si une solution ne pouvait être trouvée, les parties pourraient recourir à un processus d’arbitrage contraignant, en vertu des dispositions du Règlement d’arbitrage pour le droit commercial international de la CNUDCI. C’est la première fois que l’on a eu recours à ce système pour régir les conflits de travail et l’expérience acquise par les cas qui en relevaient a apporté à IndustriALL et UNI de précieux enseignements sur son adéquation générale en tant que mécanisme d’arbitrage des accords internationaux sur les relations de travail.
Enseignements tirés
En juillet et octobre 2016, les deux fédérations syndicales internationales ont déclaré des litiges contre deux entreprises signataires de l’Accord auprès de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye. Ces deux affaires ont ensuite été jointes et traitées ensemble. Les deux tournaient autour de la question de savoir si les enseignes de plan mondial impliquées dans l’Accord devaient exiger de leurs fournisseurs de porter remède aux problèmes de leurs usines dans le délai imposé par l’Accord et négocier avec eux des modalités commerciales qui rendent financièrement viable la couverture par leurs soins des coûts de cette remédiation.
S’agissant du premier arbitrage du genre, les premiers arguments ont porté sur la recevabilité (les cas pouvaient-ils être traités ?), le choix de la juridiction (quelle législation nationale devait-elle régir le conflit ?) et des questions de procédure comme la production des éléments. Ce processus s’est avéré très lourd et très coûteux. Comme on ne peut conclure d’accord avec un seul arbitre pour entendre la cause, en vertu des règles de la CNUDCI, les affaires ont été confiées à un panel de trois arbitres, l’un choisi par les plaignants (les fédérations syndicales), un par les enseignes et un président désigné par la CPA. Il a été imposé aux fédérations syndicales internationales de verser €150.000 à la CPA pour couvrir les honoraires et les frais de déplacement des trois arbitres ainsi que les frais administratifs de la CPA. Pour qu’un mécanisme contraignant des accords mondiaux puisse être accessible aux syndicats, un meilleur système devra être trouvé de sorte à limiter les coûts.
Afin que ces affaires puissent passer par l’arbitrage, IndustriALL et UNI devaient trouver à se faire représenter. Ceci se serait avéré d’un coût prohibitif et l’affaire n’aurait pas pu se poursuivre sans l’assistance juridique à titre gracieux de Covington & Burling. Une énorme quantité de travail a été fournie pour préparer les affaires et rassembler les témoignages et les interventions d’experts.
Une première audience de procédure a eu lieu en mars 2017 et a établit un agenda pour la prise en considération de l’affaire. Il prévoyait un échange d’éléments en octobre et novembre 2017, le dépôt de conclusions en décembre 2017 et février 2018 et des débats oraux en mars 2018, soit près de deux ans après le dépôt de la requête.
En septembre 2017, le Tribunal a statué que les affaires étaient recevables et pouvaient poursuivre leur cours.
Au bout du compte, les deux affaires se sont conclues avant les débats oraux, qui auraient sans aucun doute entraîné des frais supplémentaires significatifs à la fois pour les fédérations syndicales et les entreprises.
Chacune des deux enseignes a accepté de verser des sommes significatives pour la rénovation des usines de confection pour lesquelles elles étaient responsables en vertu de l’Accord. Des clauses de confidentialité empêchent de révéler le nom des enseignes et que l’une des décisions soit rendue publique. Dans l’autre cas, l’entreprise a accepté de verser 2 millions de dollars en vue de remédiations au sein de plus de 150 usines et 300.000 dollars au Fonds de soutien aux travailleurs des chaînes d’approvisionnement qu’IndustriALL et UNI ont constitué conjointement pour soutenir leur travail en vue d’améliorer les salaires et conditions d’emploi des travailleurs et travailleuses des chaînes d’approvisionnement mondiales. S’exprimant après la conclusion de ces accords, le Secrétaire général d’IndustriALL, Valter Sanches, a déclaré “Cette conclusion démontre que l’Accord du Bangladesh fonctionne. C’est la preuve que des mécanismes juridiquement contraignants peuvent amener les multinationales à rendre des comptes.”
Ces résultats montrent combien il est important pour les fédérations syndicales internationales de conclure avec les multinationales des accords contraignants qu’elles peuvent ensuite faire appliquer. Mais cette expérience a également démontré les limites de l’utilisation de mécanismes d’arbitrage internationaux qui ne sont pas conçus ni adapté pour le règlement de conflits de travail.
Quelle direction prendre ?
IndustriALL, ensemble avec UNI, est engagée à rechercher des relations sociales authentiques avec les multinationales au plan mondial par le biais d’accords contraignants comportant des mécanismes d’application efficaces.
Alors qu’un nombre croissant d’accords sont signés entre les multinationales et les fédérations syndicales internationales, aucun mécanisme n’existe encore par lequel résoudre les conflits relevant de ces accords par la conciliation et l’arbitrage contraignant au plan mondial. Certains de ces accords font référence à l’OIT en tant qu’arbitre potentiel de ces conflits, mais l’OIT a clairement indiqué qu’elle n’est pas en mesure de se charger de ce rôle. Si le mouvement syndical veut atteindre son ambition de signer des accords mondiaux contraignants, nous devons avoir accès à un mécanisme d’exécution qui évite les inconvénients du processus des Règles de la CNUDCI.
Ce mécanisme doit pouvoir aller beaucoup plus vite : les travailleurs et travailleuses ne peuvent pas attendre près de deux ans que leur affaire soit traitée. Cela doit être moins onéreux : payer trois arbitres pour entendre la cause n’est pas nécessaire. Il ne devrait pas impliquer de devoir produire des quantités excessives de documents :dans les cas concernant l’Accord, une quantité énorme de documents a été échangée, qui ont dû être lus et analysés. Des clauses de confidentialité ne devraient pas empêcher les fédérations syndicales internationales de faire rapport à leurs exécutifs et aux travailleurs et travailleuses concernés par l’affaire. Enfin, ce mécanisme doit être directement accessible aux syndicats. Les fédérations syndicales internationales doivent être en mesure de faire appliquer leurs propres accords sans avoir à dépendre de leur faculté à pouvoir obtenir une assistance juridique à titre gracieux.
En d’autres termes, un mécanisme d’application des accords sociaux internationaux doit être accessible, efficace et pratique. Par exemple, on pourrait désigner un arbitre choisi au départ d’un panel pré-établi, une conciliation en temps voulu devrait être encouragée et facilitée pour éviter un arbitrage, la remise de documents préalable aux audiences ne devrait pas être requise et une chronologie pourrait être fixée pour accélérer le terme de l’affaire.
L’expérience d’IndustriALL et d’UNI par rapport à l’application de l’Accord du Bangladesh, qui est contraignant, a souligné le besoin urgent de l’élaboration d’un mécanisme qui soit spécifiquement conçu en vue de la résolution rapide et peu onéreuse de conflits de travail au plan mondial et qui puisse être utilisé non seulement pour l’Accord, mais aussi pour tout autre accord contraignant entre des fédérations syndicales internationales et des multinationales.
Les deux fédérations syndicales internationales utilisent leur Fonds de soutien aux travailleurs des chaînes d’approvisionnement pour favoriser la conception d’un mécanisme international de conciliation sociale et d’arbitrage en vue de régler les conflits entre les fédérations syndicales internationales et les multinationales. Cela implique d’analyser les modèles existants de conciliation et d’arbitrage actuellement utilisés par les syndicats, ainsi que d’autres modèles d’arbitrage internationaux et de nombreuses consultations d’experts et d’organisations présentes sur le terrain.
Le nouvel Accord 2018 démontre qu’il est possible de signer des accords mondiaux contraignants avec les multinationales. Les 192 compagnies qui ont adhéré à ce stade au nouvel Accord n’avaient pas pour motiver leur signature une récente catastrophe ayant fait les premières pages des journaux, comme c’était le cas après Rana Plaza. Elles avaient par ailleurs eu cinq années d’expérience d’un accord contraignant. Au-delà des deux cas qui sont passés par l’arbitrage, UNI et IndustriALL ont agi auprès de bien davantage d’enseignes pour faire appliquer l’Accord. Chose particulièrement révélatrice, les deux compagnies qui se sont retrouvées en procédure d’arbitrage ont toutes deux signé le nouvel Accord, assorti de ses dispositions juridiquement contraignantes. Un travail est en cours pour affiner le mécanisme de règlement des conflits et d’arbitrage de l’Accord en vue de le rendre meilleur marché, plus rapide et plus accessible. Ces évolutions pourraient montrer la voie vers un processus qui, potentiellement, pourrait être utilisé dans d’autre accords.
IndustriALL va continuer à faire pression en faveur d’un traité contraignant des Nations Unies et d’une Convention de l’OIT sur les chaînes d’approvisionnement, tout en œuvrant dans le même temps vers l’élaboration d’un mécanisme spécifique d’application des accords sociaux internationaux, qui soit conçu de sorte à rencontrer les besoins du mouvement syndical dans la quête de justice pour les travailleurs des chaînes d’approvisionemment.